LA FAMILLE |
LE MYTHE CULTUREL DE L'AMOUR-PASSIONAprès avoir exploré et répondu aux erreurs idéologiques de notre temps, tournons-nous vers la sphère culturelle. Nous allons voir comment la culture moderne tend à exalter la passion amoureuse et à dévaloriser la fidélité, répandant l'illusion dangereuse que la première suffit à fonder l'amour. Ce mythe, ajouté à la réduction de plus en plus fréquente de l'amour à sa composante sexuelle, est devenu la source d'un profond malentendu entre les hommes et les femmes.Le triomphe de la passion contre la fidélitéTout au long de l'histoire de l'Occident chrétien, deux idées de l'amour s'affrontent. La première valorise l'intensité du sentiment amoureux, la passion. La deuxième valorise la stabilité du lien conjugal, la fidélité. Il s'agit de deux expériences humaines fondamentales : d'un côté, la passion amoureuse, incontrôlable et éphémère, de l'autre, l'engagement volontaire du mariage, dans la responsabilité familiale. L'être humain a toujours été torturé par la difficulté d'harmoniser ces deux dimensions de l'amour. Il semblerait que la passion se refuse à être fidèle et que la fidélité se refuse à être passionnelle.Dans la plupart des grandes civilisations, la fidélité conjugale était considérée comme la base de l'harmonie et de la prospérité sociales. Le sentiment amoureux n'était jamais une condition nécessaire au mariage. Il était même l'objet de tous les soupçons, en raison de son caractère irrationnel, aveugle, potentiellement violent, instable et donc réputé incompatible avec la responsabilité parentale. Plus encore que les autres religions, le christianisme insiste sur le caractère unique et indissoluble du mariage, et condamne la fornication et l'adultère. Cependant, le christianisme n'est jamais parvenu à supprimer l'attrait irrésistible de la passion amoureuse en-dehors du mariage. Au douzième siècle, alors même que l'Église commençait à contrôler l'institution matrimoniale, se développait, en marge du christianisme, la poésie de " l'amour courtois ", toute entière dédiée à la passion amoureuse hors du mariage. Dans le roman de Tristan et Iseult, celle-ci est décrite comme un pouvoir irrésistible déclenché par un philtre magique.
Le culte de la passion amoureuse triomphe à la Renaissance, qui marque
le moment où la sphère culturelle commence à
s'émanciper de la religion. Son image positive s'épanouit encore
davantage dans le Romantisme du dix-neuvième siècle, lorsque le
déclin du christianisme s'accélère. Notre culture
populaire moderne est l'aboutissement de cette évolution.
Résumons. La tradition chrétienne défend une idée
de l'amour homme-femme basée sur le respect mutuel et la promesse du
mariage. Son message est que l'amour véritable commence avec
l'engagement du mariage. Pour la tradition romantique, l'histoire d'amour se
déroule au contraire avant le mariage. Au mieux, elle finit par
le mariage. Pour l'actuelle culture de masse, que l'on peut qualifier de
post-romantique, l'amour se passe entièrement du mariage, que se soit au
début ou à la fin. Ce n'est pas seulement le mariage, mais
l'idée même de fidélité qui est souvent
présentée comme contraire à l'amour.
Cette critique du mythe romantique ne signifie pas que la passion amoureuse soit négative en soi. Ce qui est négatif dans le mythe romantique, c'est le rôle inversé qu'y jouent la passion et la fidélité. Car entre ces deux éléments existe une relation dans laquelle la fidélité doit primer pour que l'amour prospère. La fidélité représente en effet l'aspect volontaire et librement choisi de l'amour, tandis que la passion en est l'élément émotionnel et sauvage. La passion a besoin, pour durer, d'être cultivée et maîtrisée dans le cadre d'un engagement absolu entre les époux. Les couples qui, après de longues années de mariage, sont toujours amoureux l'un de l'autre, ont accédé à cet idéal par la force de leur détermination ; c'est la fidélité qui a permis à leur passion de résister et de s'épanouir. Maîtriser l'énergie amoureuse pour l'investir dans l'amour de sa vie, au lieu de la dissiper au gré des circonstance, voilà la clé pour faire durer et prospérer la passion et fonder un bonheur durable, qui déteint sur la génération suivante et sur l'environnement social. À ce sujet, il convient de méditer sur la parole de Jésus, qui dit que celui qui regarde la femme de son voisin avec concupiscence a déjà commis l'adultère. Une culture qui vulgarise l'érotisme et la pornographie émascule véritablement l'homme en dissipant son potentiel amoureux au niveau du fantasme. L'image romantique de l'amour, et plus encore sa version sexualisée moderne, transmettent aux jeunes une vision fausse, ou en tout cas incomplète, de l'amour. C'est ce que constate le célèbre psychiatre américain Scott Peck, auteur du Chemin le moins fréquenté : " Le mythe de l'amour romantique est un mensonge redoutable... Chaque jour, en tant que psychiatre, je constate avec amertume la confusion et la souffrance causées par ce mythe. Des millions de gens gaspillent une énergie folle en essayant désespérément de faire coïncider la réalité de leur vie avec l'irréalité de ce mythe. "[19] Bien sûr, chacun s'aperçoit un jour du mensonge romantique, mais au prix de combien d'échecs et de blessures ! " Mais combien d'hommes savent-ils la différence entre une obsession que l'on subit et un destin que l'on assume ? " (Denis de Rougemont)
Chez l'adolescent, le sentiment amoureux correspond surtout
à la naissance d'un idéal. C'est un fruit vert, qui n'est pas
prêt à être consommé. Il donne un avant-goût de
l'amour véritable et du bonheur qu'il procure ; en ce sens, il
inculque à l'adolescent l'aspiration vers cet idéal. Mais la
passion adolescente est, en un sens, une illusion : l'amoureux aime une
image idéalisée de l'autre, qu'il ne connaît pas vraiment.
L'erreur, qu'encourage la culture actuelle, est de confondre cette passion avec
l'amour véritable, alors qu'elle n'en est que le reflet, la
prémonition, qui doit inciter l'adolescent à cultiver son
caractère pour conquérir cet idéal. Or, la
caractéristique de notre culture audio-visuelle, c'est
précisément de brouiller de plus en plus la frontière
entre l'image et la réalité. Parce que, en plus, elle tend
à dévaloriser le mariage en faveur de l'idéologie du
libéralisme sexuel, cette culture est devenue, globalement, une
influence désastreuse pour la jeunesse.
L'individualisme est l'idéologie politique de notre société, puisque celle-ci fait des droits individuels sa principale référence. Cette philosophie, apparue au dix-huitième siècle, n'est pas complètement négative. Elle correspondait d'ailleurs à une évolution issue de la culture chrétienne, qui a souligné la dignité de chaque personne comme fils ou fille de Dieu, créée à Son image. Mais, tandis que le christianisme voit dans la liberté individuelle le moyen d'accomplir la volonté de Dieu, les philosophes des Lumières en ont fait un but suprême et non plus un moyen.
Or, la vie familiale exige une philosophie exactement opposée ;
pour accéder au bonheur d'aimer, les époux doivent s'engager
à placer leur famille au-dessus d'eux-mêmes. Ils doivent mettre
leur individualité et leur liberté au service de l'entité
supérieure qu'ils ont créée ensemble. La vie de famille
harmonieuse exige que ses membres vivent d'abord pour l'ensemble avant de vivre
pour eux-mêmes. Ceci explique que la philosophie sociale de nos
démocratie se soit progressivement révélée hostile
à l'idée même de famille. Au fur et à mesure qu'elle
a pénétré dans les mentalités, elle a
érodé le sentiment familial. L'individualisme porte
nécessairement un regard négatif sur l'engagement conjugal et sur
l'autorité parentale, qu'il perçoit comme des entraves à
la liberté individuelle. Rien ne reflète mieux cette
mentalité que le terme d' " union libre ", qui insinue
que le mariage s'oppose à la liberté.
Au nom de sa philosophie sociale, la société occidentale a progressivement renoncé à honorer et protéger l'institution du mariage. Tout se passe comme si le message politique --de droite ou de gauche-- au sujet de la famille se résumait à une indifférence totale ; le mariage n'est plus privilégié par rapport à d'autres formes d'union. On relègue le lien conjugal dans la sphère exclusive du privé, en lui retirant toute signification sociale. C'est une très grave erreur, dans la mesure où le mariage est un facteur primordial de socialisation des individus. Par le mariage civil, un homme et une femme s'engagent devant la société à un certain nombre de responsabilités, notamment à élever leurs enfants. Inversement, la société doit exprimer son soutien et s'engager à protéger la famille naissante. L'indifférence mutuelle qui règne aujourd'hui entre la société et la famille fondée sur le mariage signe le déclin de l'un et de l'autre. Il n'est pas exagéré de dire que, depuis une trentaine d'années, notre société fait tout pour faciliter le divorce, tandis qu'elle ne fait rien pour encourager le mariage. Ainsi, comme le montre Irène Théry, spécialiste du droit de la famille, dans Le démariage, nous sommes passés progressivement, dans la législation du mariage et du divorce, d'un " droit du modèle ", qui reconnaissait la famille comme une entité supérieure aux personnes la composant, à un " droit du principe ", où la liberté individuelle prime sur tout, et où le mariage devient un simple contrat résiliable entre individus.[20] Cette évolution, destinée à faciliter le divorce, pose autant de problèmes qu'elle n'en résout, notamment pour les enfants. Peut-on rompre la relation conjugale de leurs parents sans leur retirer une partie d'eux-mêmes ? D'ailleurs, quoi qu'en disent les textes de lois, " un homme qui divorce de sa femme divorce toujours peu ou prou de ses enfants, " dit le psychanalyste Aldo Naouri.[21] Jadis le principal lien social, le mariage a été relégué dans la sphère exclusivement privée. La société lui signifie son indifférence totale. L'étatismeÀ l'opposé de l'individualisme, l'étatisme consiste à placer, non plus l'individu, mais l'État, au centre de la vie sociale. Il peut être imposé par la volonté dictatoriale des dirigeants d'une nation : c'était le cas des pays communistes. Mais les démocraties occidentales sont aussi devenues de plus en plus étatiques. Dans ce dernier cas, cette situation a été en partie sollicitée par le processus démocratique : la population se décharge sur l'État d'un nombre grandissant de responsabilités qui revenaient jadis aux collectivités plus restreintes, et notamment à la famille, comme la prise en charge de la santé et de la vieillesse. Dans les pays démocratiques, l'étatisme consiste essentiellement en la redistribution sous formes de prestations sociales, par la machine bureaucratique, de l'argent pris aux contribuables. Mais l'étatisme construit une entité tentaculaire, sans coeur, capable seulement de répartir l'argent et des services impersonnels. Il engendre l'esprit de fraude et alourdit la vie de contraintes administratives. L'utopie est de croire que l'argent versé par les contribuables avec ressentiment puisse se transformer en amour social.[22]Peut-on transformer l'impôt --versé souvent avec ressentiment-- en amour universel ? Sous toutes ses formes (État-dictateur ou État-providence), l'étatisme est la forme décadente et pervertie de l'idéal d'égalité et de fraternité universelle entre tous les hommes, qui fut à l'origine inspirée en Occident par le christianisme. Dans une vision religieuse, Dieu est le principe supérieur qui fonde l'égalité entre les hommes et qui les relie fraternellement, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui (à ce propos, la disparition du vocable " fraternité " au profit du vocable " solidarité " est significative de la volonté d'évincer toute idée d'une divinité parentale). Il est à noter que la tendance à l'étatisme est une conséquence de la révolution industrielle, qui a provoqué une rupture radicale entre le monde du travail et la sphère familiale. Pour lutter contre le déracinement du travail hors du milieu familial (en gros, ce que Marx appelait l'aliénation), et contre le pouvoir écrasant du capitalisme sauvage, la tentation consiste à créer une entité supérieure, à vocation de justicier, l'État. Mais, à défaut de comprendre que la vraie solidarité, celle qui sort du coeur, prend naissance dans les liens familiaux, l'État tend lui-même à s'approprier un pouvoir envahissant. Alain Peyrefitte a souligné que la prospérité économique ne peut être basée que sur la confiance entre les hommes.[23] Or, où fleurit la confiance, si ce n'est d'abord dans les rapports familiaux ? C'est pourquoi les communautés soudées par de fortes traditions familiales ont été, de tous temps, plus prospères et mieux protégées contre la précarité. Au contraire, lorsque les liens familiaux se dissolvent, lorsque la famille se réduit, se fragilise et perd son rôle social, la confiance disparaît bientôt des relations économiques ; nous vivons alors dans une société régie par la fraude et l'exploitation, que l'État peut contrôler par la loi et la sanction, mais dans laquelle il est bien incapable d'injecter de la fraternité, de l'harmonie et de la prospérité.
]Dans l'idéal social de la grande tradition
judéo-chrétienne, c'est la famille qui est le relais
indispensable entre l'amour de Dieu et l'amour entre les hommes. Elle
constitue la cellule de base de la société. C'est pourquoi la
doctrine sociale de l'Église catholique est fondée sur le
" principe de subsidiarité ", selon lequel il est dommageable
de confier à des collectivités supérieures les fonctions
que les groupes plus petits peuvent assumer. Dans cet état d'esprit, il
faut donner à la famille le maximum de responsabilité sociale, et
les moyens de les accomplir, notamment dans les domaines de l'éducation
morale, de la transmission des savoirs, de la coopération dans le
travail, de la solidarité sociale.
La société moderne est en tension permanente entre l'anarchie et la dictature, les deux extrêmes de l'individualisme et de l'étatisme.
L'individualisme et l'étatisme forment un cercle vicieux.
Plus l'homme est individualiste, plus il demande à la
collectivité de le prendre en charge. Pour contenir tous les
égoïsmes qui s'opposent, le droit, la bureaucratie et la
fiscalité prennent de plus en plus d'importance. Inversement, plus la
société devient étatisée, plus elle rend les
individus dépendants et irresponsables (de leurs santé, de leur
avenir, etc. ) et favorise une mentalité d'assisté et de
resquilleur.
C'est un fait incontournable de la nature humaine que l'amour et la solidarité sociale commencent dans la famille. L'amour universel n'est qu'un vain mot pour celui qui n'a pas appris à aimer autrui dans sa famille. Dans une société qui n'est plus fondée sur la famille, les individus et la société se trouvent de plus en plus en situation d'hostilité. Car la famille est l'intermédiaire irremplaçable entre les deux. Elle est le milieu naturel de socialisation des individus. L'enfant apprend à aimer la société à travers les êtres sociaux que sont son père et sa mère, ses frères et soeurs, ses grands-parents, etc. C'est pourquoi une politique nataliste qui ne soit pas d'abord " nuptialiste " (par la valorisation culturelle et sociale du mariage) est une grave erreur. À ce titre, le mariage possède une vocation sociale irremplaçable. Traditionnellement, les noces d'un homme et d'une femme ne célèbrent pas seulement la formation d'une nouvelle famille, mais l'union de deux lignées. Le mariage tisse des liens de sang qui constituent la fibre même d'un tissu social sain. D'ailleurs, c'est un fait sociologique bien démontré que les civilisations à tendance exogame (encourageant les mariages distants) sont plus prospères et dynamiques que les civilisations à tendance endogame (encourageant les mariages proches), qui entretiennent un esprit tribal. La famille est l'intermédiaire irremplaçable entre la personne et la société, le milieu naturel de socialisation des individus. EN GUISE DE CONCLUSIONIl ne serait pas raisonnable d'affirmer que la désintégration récente de la famille traditionnelle est responsable de tous les maux. En fait, en Occident comme ailleurs, la famille a toujours souffert d'insuffisances et de tares, parfois gravement pathogènes et socialement nuisibles. Certains penseurs ont eu raison de souligner que " l'esprit de famille " est parfois à l'origine de guerres, par le fait que les ressentiments historiques et l'aspiration à la vengeance sont transmis de génération en génération, au même titre que d'autres traditions ; les massacres en ex-Jougoslavie ou au Rwanda ont une fois de plus illustré cela. La psychologie moderne a également bien fait de souligner que la famille peut devenir un lieu de souffrance, où se transmettent les déséquilibres psychiques. Mais faut-il pour autant se débarrasser de la famille ? Non. Au contraire, la famille est la seule solution aux problèmes qu'elle crée. Rendre la famille meilleure, pour la personne et pour la communauté humaines, telle est la tâche urgente que nous devons accomplir, tous ensemble.Notre propos n'est donc ni nostalgique ni étroitement conservateur. Nous pensons simplement que, quel que soit les problèmes sociaux auxquels on s'intéresse, on ne peut espérer de solution que sur la base d'une amélioration des traditions familiales. Si nous avons insisté, dans cette brochure, sur les causes idéologiques, culturelles et politiques de la crise actuelle de la famille, c'est pour souligner que l'évolution récente va dans le sens inverse de l'amélioration, et pour proposer une direction plus saine. Sur la base d'une vision " familialiste " qu'elle devra préciser, la Fédération des Familles pour la Paix Mondiale s'efforcera d'oeuvrer vers une société épanouissante, avec la conviction que la famille, lorsqu'elle accomplit tout son potentiel, constitue la seule fondation durable pour la paix et la prospérité des nations et du monde.
Notes
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