LA FAMILLE
    UN ENJEU IDÉOLOGIQUE, CULTUREL ET POLITIQUE


      1. LA FAMILLE
      2. UN ENJEU IDÉOLOGIQUE, CULTUREL ET POLITIQUE
      3. LE DOUBLE LANGAGE NATURALISTE ET HUMANISTE
        1. Quand l'homme se prend pour un animal
        2. Quant l'homme se prend pour Dieu
        3. Les enfants du naturalisme et de l'humanisme
        4. De l'athéisme à l'amoralisme
      4. FAMILLE ET VALEURS ABSOLUES
        1. Existe-t-il une loi morale ?
        2. L'idéal universel de l'amour conjugal
        3. “Ils s'aiment, donc je suis”
      5. LE MYTHE CULTUREL DE L'AMOUR-PASSION
        1. Le triomphe de la passion contre la fidélité
        2. La sexualisation de la passion
        3. Le mythe romantique
      6. LE CERCLE VICIEUX DE L'INDIVIDUALISME ET DE L'ÉTATISME
        1. L'individualisme comme philosophie sociale
        2. Une société qui renonce au mariage
        3. L'étatisme
        4. Les deux faces du même fléau social
        5. L'ordre de l'amour
      7. EN GUISE DE CONCLUSION

    i, comme le montrent tous les sondages récents, la famille reste la première valeur et l'objet du désir le plus cher des hommes et des femmes, la situation sociale actuelle ne reflète plus ce désir. Il y a une rupture grandissante entre l'idéal familial et la réalité, qui illustre la difficulté des hommes et des femmes de concrétiser leur rêve familial.

    Les chiffres, bien connus, témoignent de cette situation d'échec : en France, le taux de divorce est de 36 %, soit plus d'un couple sur trois (un sur deux dans la région parisienne), sans compter les couples non mariés avec enfants, dont le taux de séparation est beaucoup plus grand. Parmi les couples qui divorcent, 95 % ont des enfants.[1]Il existe 1,2 millions de " familles monoparentales " résultant du divorce, qui élèvent 2 millions d'enfants ; 600 000 d'entre eux ne voient jamais leur père ou ne le connaissent pas.[2] Autant dire que le divorce produit plus d'un demi-million d'orphelins. 43 % des premières naissances surviennent en dehors du mariage, dans des foyers à fort risque de séparation.[3] Derrière ces statistiques, combien de souffrance affective et de solitude, tant chez les enfants que chez les adultes, sans oublier les personnes âgées !

    Toutes ces situations font en outre peser un poids terrible à la société, tant en troubles sociaux qu'en aides sociales. Nombres d'études viennent confirmer ce que dit le simple bon sens, à savoir que les enfants qui grandissent dans des familles brisées ou conflictuelles ont plus de mal à trouver leur place dans la société et ont plus de chances de se tourner vers la délinquance ou la drogue. Il est évident que le problème grandissant de l'exclusion est lui aussi intimement lié à la crise de la famille. Comme le remarque la sociologue Évelyne Sullerot, les S.D.F. (sans domicile fixe) ne sont-ils pas d'abord des " sans domicile familial " ?[4] Là où règne la solidarité des liens familiaux, l'exclusion n'existe pas. De même, comme l'a bien montré François Jelen dans La famille, secret de l'intégration, les problèmes liés à l'immigration sont généralement dûes à des traditions familiales déficientes. Les immigrés dotés d'une tradition familiale saine et solide (monogamie et respect de la femme, respect des aînés, valorisation de l'éducation des enfants, etc.) s'intègrent rapidement, sans faire appel à l'assistanat et sans créer de délinquance.[5] En résumé, quelles que soient la bureaucratie et la fiscalité qu'il invente, l'État ne pourra jamais fonder une véritable solidarité sociale sans s'appuyer sur la solidarité naturelle des liens familiaux, qui s'enracine dans le coeur.

    Il est impossible de fonder une véritable solidarité sociale sans s'appuyer sur les liens familiaux.

    Plus profondément, la dissolution des structures familiales " démoralise " la société, aux deux sens du termes : elle crée une société qui, parce qu'elle est " sans morale ", devient " dépressive ", comme l'a souligné le psychanalyste Tony Anatrella.[6] Car la famille est l'école de la responsabilité sociale et de la solidarité. Nous assistons aujourd'hui à l'échec de la tentative républicaine de moraliser les citoyens par l'école sans s'appuyer sur le milieu familial, puisque l'école elle-même tend à devenir une zone sinistrée de la morale.

    La crise de la famille est d'autant plus alarmante qu'elle s'auto-alimente. En effet, la plupart des problèmes liés à la famille, qu'ils soient d'ordre psychologique ou social, se répercutent de génération en génération. Prenons un exemple classique. On sait que les enfants du divorce manquent de repères intérieurs et d'assurance pour construire une relation conjugale durable. Quel que soit leur désir de famille, ils auront donc plus tendance à divorcer que les enfants de familles stables. S'ils divorcent, leurs propres enfants seront encore davantage privés de repère. Car la première génération du divorce pouvaient encore trouver ce repère chez leurs grands-parents, qui jouent un rôle primordial pour la structuration du caractère. Mais la deuxième génération du divorce se retrouvent complètement privée de modèle conjugal victorieux ; ils peuvent avoir jusqu'à seize grands-parents, entre lesquels ils sont parfaitement incapables de distinguer leurs vrais grands-parents, leurs grands-parents par alliance (les nouveaux conjoints de leurs vrais grands-parents) et les grands-parents de leurs beaux-parents.

    L'homme moderne est le fruit d'une longue histoire de conquête morale sur la barbarie, opérée au fil des générations, principalement sous l'impulsion du christianisme. Depuis trente ans --que certains sociologues appellent déjà les " Trente désastreuses "-- la crise de la famille inverse ce processus, produisant des descendances aux carences morales béantes, par lesquelles s'engouffrent toutes les barbaries.

    L'objet du texte qui suit est d'expliquer les facteurs idéologiques, culturels et politiques de la crise actuelle de la famille, et leur influence globale sur la société. De cette manière, nous voudrions d'abord aider les familles à ne plus être les victimes consentantes d'un système qui leur est devenu hostile, et à comprendre les principes sur lesquels elles peuvent fermement s'établir pour s'épanouir et retrouver leur rôle fondamental dans le tissu social. Nous voudrions aussi lancer un appel à tous les hommes de conscience qui s'inquiètent pour l'avenir du monde et voudraient agir positivement sur l'histoire.

    Les domaines de l'idéologie, de la culture et du politique sont, d'un certain point de vue, la manifestation collective des trois aspects de la personne humaine : l'intellect (ou la pensée), l'émotion (ou le sentiment), la volonté (ou l'action). Nous nous pencherons donc successivement sur ces trois domaines, tout en gardant à l'esprit qu'ils s'interpénètrent.

    LE DOUBLE LANGAGE NATURALISTE ET HUMANISTE

    La pensée moderne, dans toute sa variété, repose fondamentalement sur deux discours contradictoires, que l'on peut appeler : le naturalisme et l'humanisme athée. Le premier, issu de la science matérialiste, réduit l'homme à un animal gouverné par des instincts ; le deuxième, issu de la philosophie des Lumières, le proclame maître absolu de son destin. Tous les deux s'opposent à la notion d'une morale transcendante et ont fini par miner les fondements traditionnels de la famille.

    Quand l'homme se prend pour un animal

    Le naturalisme est la théorie selon laquelle l'homme est exclusivement gouverné par des lois naturelles, comme les animaux. Il insiste sur la part de déterminisme dans les comportements humains. Il est pratiquement synonyme de matérialisme, avec une nuance de légitimation biologique.

    C'est le biologiste Charles Darwin (1809-1882) qui a fourni à la pensée naturaliste son plus solide fondement scientifique moderne, en avançant que l'homme appartient de plein droit au règne animal, dont il serait issu par un processus continu d'évolution, basé sur le pur hasard et sur la compétition sélective (le hasard et la nécéssité, selon la formule du plus célèbre darwinien français, Jacques Monod).

    La pensée naturaliste prétend appliquer sans réserve à l'être humain les observations des biologistes sur les animaux. Philosophiquement, ses représentants s'efforcent de prouver que la liberté humaine est une illusion et que l'homme est vraiment contrôlé par ses instincts (ou ses réflexes conditionnés). Les célèbres travaux du biologiste américain Alfred Kinsey constituent un bon exemple de l'influence de la mentalité naturaliste sur les moeurs sexuelles. Le premier de ses " rapports ", paru dans les années quarante, répertoriait sept sortes de pratiques sexuelles, allant de la masturbation jusqu'aux relations sexuelles avec des animaux. Ce type d'analyse purement statistique des comportements (qui est l'approche actuelle des sondages), sans aucune réflexion sur leurs motivations et leurs conséquences psychologiques, suscite une moralité minimale du type " ça se fait, donc c'est acceptable. "[7]

    Sigmund Freud (1856-1938) était lui-même un naturaliste convaincu, et s'attribuait la même mission prophétique que Darwin de convaincre l'homme de sa nature essentiellement animale. Du point de vue naturaliste, Freud est le complément indispensable de Darwin. En résumé, disons que Darwin permit d'expliquer la Création en se passant d'un Créateur, tandis que Freud permit d'expliquer la démence (et, plus généralement, le mal humain) en se passant des démons (ou plutôt en les remplaçant par une notion tout aussi mystérieuse, l'inconscient).

    Darwin expliqua la Création sans Créateur. Dans son sillage, Freud expliqua la démence sans démons.

    De même que, pour les biologistes comme Konrad Lorenz ou Henri Laborit, la violence humaine n'est qu'un instinct naturel d'agressivité, la capacité de l'homme à se sacrifier pour autrui n'est qu'un vulgaire instinct programmé dans la nature humaine, qui viserait, non pas la survie de l'individu, mais celle de l'espèce. On lit par exemple, dans un ouvrage collectif récent intitulé Fondements naturels de l'éthique, que l'amour et la morale sont  " une illusion collective des gènes, mise en place pour nous rendre altruiste, [...] quelque chose qui a une valeur biologique, et rien de plus. "[8] 

    Bien que nous soyons ici sur le plan de l'idéologie, ces idées influencent évidemment d'autres domaines, notamment l'art. Ainsi, on ne s'étonne pas qu'un artiste récemment glorifié comme le génie de notre fin de siècle, Francis Bacon, résume ainsi sa vision de l'homme : " C'est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez le boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l'animal. "[9]

    Quant l'homme se prend pour Dieu

    L'humanisme athée est une tradition philosophique affirmant l'autodétermination absolue de l'homme. Il exalte la liberté humaine jusqu'à l'extrême, proclamant que l'homme est le maître absolu de son destin, par ses choix culturels, politiques, scientifiques. En théorie, l'humanisme s'oppose au naturalisme : là où le naturaliste dit " tout est Nature ", l'humaniste dit " tout est Culture " et va jusqu'à déclarer qu'il n'existe pas de " nature humaine " prédéfinie.

    Pour Feuerbach et les philosophes humanistes, l'homme n'est pas créé par Dieu, il est son propre créateur.

    C'est sans doute le philosophe allemand Ludwig Feuerbach (1804-1872), disciple de Hegel, qui donna à l'humanisme sa formulation la plus radicale : selon lui, l'homme n'est pas créé par Dieu, il est son propre créateur, aux niveaux individuel et collectif. En définitive, l'homme est Dieu. Il n'est pas exagéré de dire que, depuis le dix-huitième siècle, la philosophie occidentale est principalement d'inspiration humaniste.[10]

    Friedrich Nietzsche (1844-1900) mérite aussi d'être mentionné parmi les humanistes. Il fut le prophète d'un humanisme mystique, proclamant la " mort de Dieu " et l'émergence d'une nouvelle humanité auto-créée, le " surhomme. " Dénonçant le caractère relatif et même néfaste de la morale chrétienne, Nietzsche se veut " au-delà du Bien et du Mal ".

    Mais c'est l'existentialiste Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui poussa la logique humaniste jusqu'à sa formulation la plus extrémiste. Pour Sartre, il n'existe aucune nature humaine préétablie (" l'existence précède l'essence ") ni aucun critère absolu du Bien et du Mal (" l'enfer, c'est les autres "). Partant des mêmes bases que Feuerbach, Sartre aboutit cependant à l'opposé de son optimisme : l'homme aspirant à être Dieu et ne pouvant y parvenir, " la vie est une passion inutile. "

    Le courant humaniste a donné ce qu'il est convenu d'appeler le " droit-de-l'hommisme ", le discours médiatique et politique aujourd'hui dominant, qui postule partout des " droits " mais ignore la notion de " devoir ". Ainsi sont discréditées les normes éthiques traditionnelles, considérées comme liberticides. Aujourd'hui, si la famille n'est plus explicitement attaquée de front, c'est parce qu'il est jugé plus stratégique de diluer sa définition jusqu'à ce que, voulant dire tout et n'importe quoi, elle se soit en fait vidée de toute signification. On parle ainsi de " famille monoparentale " pour signifier qu'une famille ne comprend pas nécessairement deux parents. Pour François Mitterrand, héritier de la tradition humaniste française, " il n'est pas possible de parler de la famille comme d'une entité homogène. [...] Il n'y a pas de modèle familial, chacun invente le sien. "[11]

    Les enfants du naturalisme et de l'humanisme

    Bien que contradictoires dans leurs postulats de départ, les discours naturaliste et humaniste sont souvent confondus. C'est sous le signe de l'évolutionnisme darwinien que l'on a pu célébrer leurs noces. La théorie la plus répandue parmi les intellectuels athées est une synthèse simpliste de ces deux courants, synthèse que l'on peut appeler " l'humanisme évolutionniste " et qui s'énonce en deux temps : 1. l'être humain est le produit d'une évolution naturelle (biologique) qu'il a subie, sans aucun contrôle conscient ; 2. mais, depuis que cette évolution naturelle lui a donné la conscience, et plus récemment la science, l'être humain peut maîtriser sa propre évolution. En bref, la Culture a pris le relais de la Nature. Le progrès dirigé prolonge l'évolution naturelle.

    L'évolutionnisme permet de réconcilier le naturalisme et l'humanisme, en postulant que l'homme est passé de l'état de nature à l'état de culture.

    Un des premiers exemples de ce cocktail fut l'eugénisme, une discipline inventée par Francis Galton (1822-1911), cousin et disciple de Darwin, dans le but d' " améliorer la lignée humaine ", en aidant au besoin la sélection naturelle par la sélection artificielle. On sait la triste utilisation que les nazis firent de cette idée. Avec les récents progrès des techniques génétiques, l'utopie eugénique refait son apparition. Nombres d'intellectuels proclament avec conviction : " Avec l'ingénierie génétique, [...] l'homme prométhéen s'est approprié le pouvoir d'orienter l'évolution de la nature et de sa propre espèce " (Pierre Chambon, au Collège de France).[12] Notons bien qu'il ne s'agit plus seulement de faire évoluer les moeurs, mais de trafiquer l'identité biologique de l'être humain.

    Déjà, une véritable utopie a été suscitée par la contraception, supposée libérer la femme de la monogamie qui, selon une théorie féministe, ne serait que le moyen inventé par l'homme pour maîtriser sa progéniture. Le Docteur Pierre Simon, co-fondateur du Planning Familial, annonce " la définition possible d'une nouvelle sexualité, la création en un sens d'une nouvelle nature humaine et d'un nouveau concept de vie. De cette façon, nous découvrirons que la nature, la vie sont plus que jamais une création humaine. "[13]

    Le marxisme est une autre forme d'humanisme évolutionniste. Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) élaborèrent leur doctrine sous la double influence de Darwin (à qui Marx sollicita une préface pour le Capital) et de Feuerbach (à qui ils reprocheront toutefois de ne pas s'être complètement débarrassé de l'idée de Dieu). Marx et Engels voyaient dans la famille monogame la première lutte de classe : " Dans la famille, l'homme est le bourgeois, la femme représente le prolétaire ". Après la révolution bolchevique, le gouvernement communiste de Lénine s'attacha à détruire la famille, considérée comme bourgeoise, en rabaissant le mariage à une simple formalité administrative accessoire. Toutefois, il fit machine arrière en 1932, lorsqu'il devint évident que l'érosion des liens familiaux menait le pays au chaos social. Ce fut la fin officielle du discours de libération sexuelle dans le communisme soviétique.

    En Occident, un nouveau cocktail naturalo-humaniste sophistiqué (et inbuvable), baptisé freudo-marxisme, prit le relais. Selon Herbert Marcuse (1898-1979), éphémère prophète d'une société " esthético-érotique " dans les années soixante, une société " non répressive " ne sera possible qu'après " la désintégration des institutions dans laquelle ont été organisées les relations interpersonnelles, particulièrement la famille monogame patriarcale. "[14] " Jouir sans entrave ", tel était le mot d'ordre de l'utopie soixante-huitarde, dont on n'a pas fini de subir les effets.

    De l'athéisme à l'amoralisme

    Si le naturalisme et l'humanisme, bien qu'incompatibles, font bon ménage, c'est parce qu'ils partent d'une même motivation : la négation de Dieu. Le naturaliste considère la Nature (c'est-à-dire la matière) comme seul absolu, tandis que l'humaniste proclame que, Dieu étant mort, sa place revient à l'homme, l'être incréé car auto-créé. Ces deux discours débouchent également sur une même conclusion pratique : le relativisme moral, soit la négation de tout principe moral absolu. Ils se mobilisent contre un unique ennemi : " l'ordre moral " (sans pour autant s'avouer en faveur d'un " désordre immoral "), lequel est assimilé aux deux principes qui fondent la famille traditionnelle : la chasteté dans le célibat et la fidélité dans le mariage. Aujourd'hui, sous l'assaut de ce double langage, constamment répercuté par les médias, on peut dire que la morale sexuelle officielle (celle qu'on enseigne dans les écoles) a été réduite à deux principes minimaux (subordonnés à celui, impératif, du plaisir maximal) : le consentement mutuel (pas de viol) et l'hygiène (le préservatif).

    En même temps qu'elle s'attaque à la famille traditionnelle, l'idéologie majoritaire sert à promouvoir les comportements sexuels " alternatifs ", à commencer par l'homosexualité. Sur le refrain naturaliste, les militants homosexuels s'efforcent de prouver que l'homosexualité n'est pas un choix de comportement mais un déterminisme génétique. Sur le refrain humaniste, ils défendent au contraire la liberté pour chacun de choisir " sa " sexualité, dans une société " multisexuelle ".

    La morale sexuelle laïque a été réduite à deux principes minimaux : le consentement mutuel (pas de viol) et l'hygiène (le préservatif).

    Par le premier argument, ce mouvement a réussi à déplacer le débat d'une question de comportement à une question d'identité biologique, au même titre que la couleur de la peau. Mais les thèses sur l'origine génétique de l'homosexualité, quelle que soit la publicité qu'elles reçoivent, sont hautement spéculatives (sans compter qu'elles contredisent le darwinisme, dogme peut contesté des biologistes, puisque l'homosexualité est stérile et devrait logiquement avoir été éliminée par la sélection naturelle). Par le deuxième argument, plus subtil, on tente de nous convaincre que les comportements sexuels sont des choix culturels (et on promeut une nouvelle " culture " homosexuelle ou bisexuelle). Ce courant de pensée cherche même à abolir le concept de l'identité sexuelle, le réduisant à un simple conditionnement social.

    Sous l'influence de cette langue fourchue médiatique, la cause des militants homosexuels progresse rapidement. Mais il faut souligner que le mouvement homosexuel n'a pas seulement défendu l'homosexualité. Il a aussi très largement contribué à la promotion du libéralisme sexuel sous toutes ses formes. Dominique Fernandez, l'un des intellectuels homosexuels les plus en vue, reconnaît : " Drague, échangisme, pluralisme et abandon au seul vent du désir, tombeaux de la jalousie, sont les apports de la culture homosexuelle aux moeurs contemporaines. "[15 ]

    FAMILLE ET VALEURS ABSOLUES

    Existe-t-il une loi morale ?

    Le naturalisme ne voit, dans les comportements humains, que l'action des lois et des instincts naturels, et se plaît à nous rabaisser au rang des animaux. L'humanisme athée, au contraire, est un fantasme de toute-puissance qui déifie l'homme, le proclamant seul maître de son destin.

    Pour répondre à ce double langage, il n'est pas besoin de théorie compliquée. Il suffit de reconnaître, d'abord, que l'homme n'est pas soumis uniquement à une " loi naturelle " inscrite dans son corps, comme le proclame le naturalisme. Il est effectivement libre. En cela, l'humanisme a raison. Mais il a tort de prendre cette liberté humaine pour un absolu surgissant du néant. Dans sa conscience (ou son esprit), qui est le siège de sa liberté, l'homme poursuit une " loi morale ", éternelle et universelle. Cette loi morale nous indique ce qui est bien et ce qui est mal. D'une manière générale, elle nous incite à vivre pour autrui, alors que la loi naturelle nous pousse à rechercher notre propre satisfaction.

    Dans le domaine de l'amour conjugal, de la sexualité et de la famille, il est primordial de clarifier la relation entre loi naturelle et loi morale, entre le corps et l'esprit. La loi naturelle, immanente, comprend l'attraction naturelle de l'homme pour la femme (et inversement), dont le désir sexuel est une composante. Mais la dimension la plus importante de l'amour entre un homme et une femme émane de leur être spirituel, c'est-à-dire de leur liberté guidée par la loi morale de leur conscience.

    Il est évident que l'amour conjugal ne peut durer et prospérer que par sa qualité spirituelle. L'attraction naturelle est par nature changeante ; ce n'est certainement pas elle qui continue d'unir un couple après cinquante ans de mariage. C'est parce que nous sommes des êtres spirituels, tendant librement vers le Bien --l'accomplissement de la loi morale-- que nous sommes capables de donner notre coeur à une autre personne, inconditionnellement et pour la vie, et de maintenir cet engagement contre vents et marées.

    Dans sa conscience, l'homme poursuit librement une " loi morale ", éternelle et universelle.

    La croissance de l'être humain passe par la maîtrise des pulsions naturelles et par le développement de sa conscience morale. L'amour, mais aussi l'individualité libre, ne peuvent exister qu'à cette condition. Et l'adolescence est l'âge critique pour cet apprentissage. Écartelé entre le monde de ses idéaux (l'esprit) et la réalité de ses pulsions (le corps), l'adolescent doit parvenir à unir les deux pour forger son identité et structurer son caractère. Il doit canaliser ses pulsions et sa vitalité vers ses idéaux, et non l'inverse. Bien entendu, l'éducation et la culture ont ici un rôle primordial à jouer.

    L'idéal universel de l'amour conjugal

    Concernant l'amour conjugal et sexuel, la loi morale implique certains interdits. Le plus évident, reconnu même par les chercheurs naturalistes comme universel, est celui de l'inceste. L'interdit de l'inceste n'est pas à proprement parler " naturel " ; les animaux ne le connaissent pas (les liens parentaux disparaissent à la maturité du petit). Les statistiques montrent par ailleurs que, chez l'être humain, lorsque l'amour parental est dénué de discipline, le risque de l'inceste est grand. Il est toujours profondément destructeur, quoi qu'en disent certains naturalistes, qui y voient un tabou destiné à disparaître.

    Mais la loi morale n'implique pas seulement des interdits. Il existe dans notre conscience un idéal positif et universel du couple et de la famille, que les interdits servent à protéger. Cet idéal s'éveille particulièrement durant l'adolescence. Il se peut qu'à force de le trahir, l'homme perde contact avec lui, mais jamais totalement.

    Cet idéal est celui de la vocation unique et exclusive de l'amour conjugal. Chacun ressent, au plus profond de lui-même, qu'il est destinée à aimer, dans le cadre du lien conjugal, une seule personne pour la vie. Telle est l'aspiration la plus universelle et la plus irrépressible qui soit. Plus encore que la " vie éternelle ", c'est " l'amour éternel " que l'être humain désire.

    Le véritable " sacrement " de l'amour (étymologiquement, " ce qui le rend sacré ") repose sur la virginité du coeur et du corps. Donner à son époux ou épouse l'intégralité de son coeur constitue le fondement sur lequel l'amour va pouvoir s'épanouir dans toute sa richesse. Ce principe est intimement lié à celui de l'indivisibilité de la personne humaine. En effet, le lien conjugal et sexuel pénètre très profondément dans la personnalité de chacun des époux. Par leur amour mutuel, chacun devient une nouvelle personne et achève la maturation de sa personnalité. Il s'agit là d'un phénomène très réel et sensible. Au contraire, le vagabondage amoureux construit une personnalité morcelée, car façonnée par des partenaires divers auxquels je reste, en mon âme, intimement attaché.

    “Ils s'aiment, donc je suis”[16]

    La fidélité du couple est aussi garante de l'intégrité psychique des enfants qu'il engendre. Il y a là beaucoup plus qu'un principe psychologique ; en notre âme éternelle, nous ne sommes pas que la créature de Dieu, nous sommes aussi le fruit de l'amour de nos parents entre eux, cet amour qui, dans l'idéal de Dieu, a pour vocation l'éternité. L'enfant éprouve intuitivement que le sens de sa vie est lié à l'amour que ses parents ont l'un pour l'autre. La foi dans l'unité indestructible du couple parental constitue le fondement de sa sécurité intérieure. " C'est parce que les parents s'aiment que l'enfant se sait aimé et c'est à partir de cette relation d'amour que l'enfant construit son identité, " explique le psychanalyste Tony Anatrella. Dans le cas contraire, ajoute-t-il, l'enfant " va construire une affectivité morcelée, fragilisée, insécurisée. "[17]

    " C'est parce que les parents s'aiment que l'enfant se sait aimé " (Tony Anatrella, psychanalyste)

    Dans sa théorie d'Oedipe, Freud a commis une erreur desastreuse, source d'une immense confusion. Il a postulé que l'enfant était naturellement possédé par un fantasme d'inceste avec le parent de l'autre sexe, et d'un désir secret de meurtre du parent de même sexe. Comme si l'enfant était fondamentalement hostile à l'union de ses parents. En réalité, si complexe d'Oedipe il y a, il n'est que la conséquence de déficiences et de perturbations dans la dynamique des relations familiales. Il prouve simplement que l'enfant est très intimement connecté à la qualité de la relation dont il est le fruit. L'amour entre père et mère donne à l`enfant sa sécurité, son bonheur, sa foi en lui-même. L'enfant bâtit l'unité de son être en s'identifiant à l'unité du couple parental.[18 ]

    LE MYTHE CULTUREL DE L'AMOUR-PASSION

    Après avoir exploré et répondu aux erreurs idéologiques de notre temps, tournons-nous vers la sphère culturelle. Nous allons voir comment la culture moderne tend à exalter la passion amoureuse et à dévaloriser la fidélité, répandant l'illusion dangereuse que la première suffit à fonder l'amour. Ce mythe, ajouté à la réduction de plus en plus fréquente de l'amour à sa composante sexuelle, est devenu la source d'un profond malentendu entre les hommes et les femmes.

    Le triomphe de la passion contre la fidélité

    Tout au long de l'histoire de l'Occident chrétien, deux idées de l'amour s'affrontent. La première valorise l'intensité du sentiment amoureux, la passion. La deuxième valorise la stabilité du lien conjugal, la fidélité. Il s'agit de deux expériences humaines fondamentales : d'un côté, la passion amoureuse, incontrôlable et éphémère, de l'autre, l'engagement volontaire du mariage, dans la responsabilité familiale. L'être humain a toujours été torturé par la difficulté d'harmoniser ces deux dimensions de l'amour. Il semblerait que la passion se refuse à être fidèle et que la fidélité se refuse à être passionnelle.

    Dans la plupart des grandes civilisations, la fidélité conjugale était considérée comme la base de l'harmonie et de la prospérité sociales. Le sentiment amoureux n'était jamais une condition nécessaire au mariage. Il était même l'objet de tous les soupçons, en raison de son caractère irrationnel, aveugle, potentiellement violent, instable et donc réputé incompatible avec la responsabilité parentale.

    Plus encore que les autres religions, le christianisme insiste sur le caractère unique et indissoluble du mariage, et condamne la fornication et l'adultère. Cependant, le christianisme n'est jamais parvenu à supprimer l'attrait irrésistible de la passion amoureuse en-dehors du mariage. Au douzième siècle, alors même que l'Église commençait à contrôler l'institution matrimoniale, se développait, en marge du christianisme, la poésie de " l'amour courtois ", toute entière dédiée à la passion amoureuse hors du mariage. Dans le roman de Tristan et Iseult, celle-ci est décrite comme un pouvoir irrésistible déclenché par un philtre magique.

    Le culte de la passion amoureuse triomphe à la Renaissance, qui marque le moment où la sphère culturelle commence à s'émanciper de la religion. Son image positive s'épanouit encore davantage dans le Romantisme du dix-neuvième siècle, lorsque le déclin du christianisme s'accélère. Notre culture populaire moderne est l'aboutissement de cette évolution.

    La sexualisation de la passion

    Sous l'influence notamment du cinéma, le scénario romantique a considérablement changé depuis cinquante ans, et cela de deux manières principales. Premièrement, le mariage n'est plus le happy end de l'histoire d'amour. Il n'en est même plus la finalité. S'il est mentionné, c'est plutôt pour être ridiculisé. Deuxièmement, on observe une sexualisation de plus en plus marquée de la passion, qui se trouve souvent rabaissée à sa dimension érotique, alors qu'elle était décrite, dans la littérature romantique, presque comme un élan mystique. Dans les films actuels, plus de 80 % des scènes amoureuses ou sexuelles sont hors-mariage.

    Résumons. La tradition chrétienne défend une idée de l'amour homme-femme basée sur le respect mutuel et la promesse du mariage. Son message est que l'amour véritable commence avec l'engagement du mariage. Pour la tradition romantique, l'histoire d'amour se déroule au contraire avant le mariage. Au mieux, elle finit par le mariage. Pour l'actuelle culture de masse, que l'on peut qualifier de post-romantique, l'amour se passe entièrement du mariage, que se soit au début ou à la fin. Ce n'est pas seulement le mariage, mais l'idée même de fidélité qui est souvent présentée comme contraire à l'amour.

    Le mythe romantique

    Comment a-t-on pu passer de l'idéalisme romantique au cynisme post-romantique ? La raison essentielle est que l'idéalisme romantique est basé sur une dangereuse naïveté. Il crée une illusion qui, à la longue, entraîne nécessairement celui qui tente de la vivre vers une cruelle désillusion. Notre civilisation a été victime du mythe romantique. En effet, le message romantique est que la passion suffit à fonder la fidélité, que la force du désir initial suffit à le faire durer. Or, ceci est tout simplement faux. Dans la réalité, la passion amoureuse ne suffit jamais à faire durer l'amour. L'expérience prouve même qu'elle n'est pas forcément une condition favorable à la durée d'un couple.

    Cette critique du mythe romantique ne signifie pas que la passion amoureuse soit négative en soi. Ce qui est négatif dans le mythe romantique, c'est le rôle inversé qu'y jouent la passion et la fidélité. Car entre ces deux éléments existe une relation dans laquelle la fidélité doit primer pour que l'amour prospère. La fidélité représente en effet l'aspect volontaire et librement choisi de l'amour, tandis que la passion en est l'élément émotionnel et sauvage. La passion a besoin, pour durer, d'être cultivée et maîtrisée dans le cadre d'un engagement absolu entre les époux. Les couples qui, après de longues années de mariage, sont toujours amoureux l'un de l'autre, ont accédé à cet idéal par la force de leur détermination ; c'est la fidélité qui a permis à leur passion de résister et de s'épanouir. Maîtriser l'énergie amoureuse pour l'investir dans l'amour de sa vie, au lieu de la dissiper au gré des circonstance, voilà la clé pour faire durer et prospérer la passion et fonder un bonheur durable, qui déteint sur la génération suivante et sur l'environnement social. À ce sujet, il convient de méditer sur la parole de Jésus, qui dit que celui qui regarde la femme de son voisin avec concupiscence a déjà commis l'adultère. Une culture qui vulgarise l'érotisme et la pornographie émascule véritablement l'homme en dissipant son potentiel amoureux au niveau du fantasme.

    L'image romantique de l'amour, et plus encore sa version sexualisée moderne, transmettent aux jeunes une vision fausse, ou en tout cas incomplète, de l'amour. C'est ce que constate le célèbre psychiatre américain Scott Peck, auteur du Chemin le moins fréquenté : " Le mythe de l'amour romantique est un mensonge redoutable... Chaque jour, en tant que psychiatre, je constate avec amertume la confusion et la souffrance causées par ce mythe. Des millions de gens gaspillent une énergie folle en essayant désespérément de faire coïncider la réalité de leur vie avec l'irréalité de ce mythe. "[19] Bien sûr, chacun s'aperçoit un jour du mensonge romantique, mais au prix de combien d'échecs et de blessures !

    " Mais combien d'hommes savent-ils la différence entre une obsession que l'on subit et un destin que l'on assume ? " (Denis de Rougemont)

    Chez l'adolescent, le sentiment amoureux correspond surtout à la naissance d'un idéal. C'est un fruit vert, qui n'est pas prêt à être consommé. Il donne un avant-goût de l'amour véritable et du bonheur qu'il procure ; en ce sens, il inculque à l'adolescent l'aspiration vers cet idéal. Mais la passion adolescente est, en un sens, une illusion : l'amoureux aime une image idéalisée de l'autre, qu'il ne connaît pas vraiment. L'erreur, qu'encourage la culture actuelle, est de confondre cette passion avec l'amour véritable, alors qu'elle n'en est que le reflet, la prémonition, qui doit inciter l'adolescent à cultiver son caractère pour conquérir cet idéal. Or, la caractéristique de notre culture audio-visuelle, c'est précisément de brouiller de plus en plus la frontière entre l'image et la réalité. Parce que, en plus, elle tend à dévaloriser le mariage en faveur de l'idéologie du libéralisme sexuel, cette culture est devenue, globalement, une influence désastreuse pour la jeunesse.

    LE CERCLE VICIEUX DE L'INDIVIDUALISME ET DE L'ÉTATISME

    L'individualisme comme philosophie sociale

    Nous vivons dans une société de plus en plus individualiste, où chaque individu se place au centre de son propre monde. La généralisation de l'individualisme rend la vie sociale pénible et dangereuse. Il est important de comprendre que cet individualisme pratique est partiellement la conséquence de notre vision sociale et politique, que l'on peut qualifier, au sens propre, d'" individualisme idéologique ", puisqu'elle fait des droits individuels sa principale référence explicite.

    L'individualisme est l'idéologie politique de notre société, puisque celle-ci fait des droits individuels sa principale référence.

    Cette philosophie, apparue au dix-huitième siècle, n'est pas complètement négative. Elle correspondait d'ailleurs à une évolution issue de la culture chrétienne, qui a souligné la dignité de chaque personne comme fils ou fille de Dieu, créée à Son image. Mais, tandis que le christianisme voit dans la liberté individuelle le moyen d'accomplir la volonté de Dieu, les philosophes des Lumières en ont fait un but suprême et non plus un moyen.

    Or, la vie familiale exige une philosophie exactement opposée ; pour accéder au bonheur d'aimer, les époux doivent s'engager à placer leur famille au-dessus d'eux-mêmes. Ils doivent mettre leur individualité et leur liberté au service de l'entité supérieure qu'ils ont créée ensemble. La vie de famille harmonieuse exige que ses membres vivent d'abord pour l'ensemble avant de vivre pour eux-mêmes. Ceci explique que la philosophie sociale de nos démocratie se soit progressivement révélée hostile à l'idée même de famille. Au fur et à mesure qu'elle a pénétré dans les mentalités, elle a érodé le sentiment familial. L'individualisme porte nécessairement un regard négatif sur l'engagement conjugal et sur l'autorité parentale, qu'il perçoit comme des entraves à la liberté individuelle. Rien ne reflète mieux cette mentalité que le terme d' " union libre ", qui insinue que le mariage s'oppose à la liberté.

    Une société qui renonce au mariage

    Toute l'évolution du droit depuis deux siècles encourage, en même temps qu'elle reflète, ce regard individualiste sur la famille. La législation française ne reconnaît que des individus. La notion de famille lui est pratiquement étrangère. " Le groupement familial ne bénéficie pas de représentation juridique, " précise le répertoire Dalloz à l'article " famille ". 

    Au nom de sa philosophie sociale, la société occidentale a progressivement renoncé à honorer et protéger l'institution du mariage. Tout se passe comme si le message politique --de droite ou de gauche-- au sujet de la famille se résumait à une indifférence totale ; le mariage n'est plus privilégié par rapport à d'autres formes d'union. On relègue le lien conjugal dans la sphère exclusive du privé, en lui retirant toute signification sociale. C'est une très grave erreur, dans la mesure où le mariage est un facteur primordial de socialisation des individus. Par le mariage civil, un homme et une femme s'engagent devant la société à un certain nombre de responsabilités, notamment à élever leurs enfants. Inversement, la société doit exprimer son soutien et s'engager à protéger la famille naissante. L'indifférence mutuelle qui règne aujourd'hui entre la société et la famille fondée sur le mariage signe le déclin de l'un et de l'autre.

    Il n'est pas exagéré de dire que, depuis une trentaine d'années, notre société fait tout pour faciliter le divorce, tandis qu'elle ne fait rien pour encourager le mariage. Ainsi, comme le montre Irène Théry, spécialiste du droit de la famille, dans Le démariage, nous sommes passés progressivement, dans la législation du mariage et du divorce, d'un " droit du modèle ", qui reconnaissait la famille comme une entité supérieure aux personnes la composant, à un " droit du principe ", où la liberté individuelle prime sur tout, et où le mariage devient un simple contrat résiliable entre individus.[20] Cette évolution, destinée à faciliter le divorce, pose autant de problèmes qu'elle n'en résout, notamment pour les enfants. Peut-on rompre la relation conjugale de leurs parents sans leur retirer une partie d'eux-mêmes ? D'ailleurs, quoi qu'en disent les textes de lois, " un homme qui divorce de sa femme divorce toujours peu ou prou de ses enfants, " dit le psychanalyste Aldo Naouri.[21]

    Jadis le principal lien social, le mariage a été relégué dans la sphère exclusivement privée. La société lui signifie son indifférence totale.

    L'étatisme

    À l'opposé de l'individualisme, l'étatisme consiste à placer, non plus l'individu, mais l'État, au centre de la vie sociale. Il peut être imposé par la volonté dictatoriale des dirigeants d'une nation : c'était le cas des pays communistes. Mais les démocraties occidentales sont aussi devenues de plus en plus étatiques. Dans ce dernier cas, cette situation a été en partie sollicitée par le processus démocratique : la population se décharge sur l'État d'un nombre grandissant de responsabilités qui revenaient jadis aux collectivités plus restreintes, et notamment à la famille, comme la prise en charge de la santé et de la vieillesse. Dans les pays démocratiques, l'étatisme consiste essentiellement en la redistribution sous formes de prestations sociales, par la machine bureaucratique, de l'argent pris aux contribuables. Mais l'étatisme construit une entité tentaculaire, sans coeur, capable seulement de répartir l'argent et des services impersonnels. Il engendre l'esprit de fraude et alourdit la vie de contraintes administratives. L'utopie est de croire que l'argent versé par les contribuables avec ressentiment puisse se transformer en amour social.[22]

    Peut-on transformer l'impôt --versé souvent avec ressentiment-- en amour universel ?

    Sous toutes ses formes (État-dictateur ou État-providence), l'étatisme est la forme décadente et pervertie de l'idéal d'égalité et de fraternité universelle entre tous les hommes, qui fut à l'origine inspirée en Occident par le christianisme. Dans une vision religieuse, Dieu est le principe supérieur qui fonde l'égalité entre les hommes et qui les relie fraternellement, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui (à ce propos, la disparition du vocable " fraternité " au profit du vocable " solidarité " est significative de la volonté d'évincer toute idée d'une divinité parentale).

    Il est à noter que la tendance à l'étatisme est une conséquence de la révolution industrielle, qui a provoqué une rupture radicale entre le monde du travail et la sphère familiale. Pour lutter contre le déracinement du travail hors du milieu familial (en gros, ce que Marx appelait l'aliénation), et contre le pouvoir écrasant du capitalisme sauvage, la tentation consiste à créer une entité supérieure, à vocation de justicier, l'État. Mais, à défaut de comprendre que la vraie solidarité, celle qui sort du coeur, prend naissance dans les liens familiaux, l'État tend lui-même à s'approprier un pouvoir envahissant.

    Alain Peyrefitte a souligné que la prospérité économique ne peut être basée que sur la confiance entre les hommes.[23] Or, où fleurit la confiance, si ce n'est d'abord dans les rapports familiaux ? C'est pourquoi les communautés soudées par de fortes traditions familiales ont été, de tous temps, plus prospères et mieux protégées contre la précarité. Au contraire, lorsque les liens familiaux se dissolvent, lorsque la famille se réduit, se fragilise et perd son rôle social, la confiance disparaît bientôt des relations économiques ; nous vivons alors dans une société régie par la fraude et l'exploitation, que l'État peut contrôler par la loi et la sanction, mais dans laquelle il est bien incapable d'injecter de la fraternité, de l'harmonie et de la prospérité.

    ]Dans l'idéal social de la grande tradition judéo-chrétienne, c'est la famille qui est le relais indispensable entre l'amour de Dieu et l'amour entre les hommes. Elle constitue la cellule de base de la société. C'est pourquoi la doctrine sociale de l'Église catholique est fondée sur le " principe de subsidiarité ", selon lequel il est dommageable de confier à des collectivités supérieures les fonctions que les groupes plus petits peuvent assumer. Dans cet état d'esprit, il faut donner à la famille le maximum de responsabilité sociale, et les moyens de les accomplir, notamment dans les domaines de l'éducation morale, de la transmission des savoirs, de la coopération dans le travail, de la solidarité sociale.

    Les deux faces du même fléau social

    L'individualisme est fondé sur le mythe de l'indépendance : dans une société industrielle, l'individu tend à se croire indépendant, alors même qu'il ne survit que grâce à un réseau social et économique très sophistiqué. L'étatisme est fondé sur une utopie de la solidarité : l'État croit pouvoir instaurer, d'en haut, une solidarité nationale ou mondiale, alors qu'il ne fait que gérer les égoïsmes privés. L'aboutissement ultime de l'individualisme est l'anarchie (chacun pour soi), l'aboutissement ultime de l'étatisme est la dictature (le tout-État). Nos sociétés modernes sont en tension permanente entre ces deux extrêmes. Dans La République, Platon expliquait déjà que, lorsqu'une société n'impose plus d'interdits, elle finit obligatoirement par basculer dans la tyrannie. L'histoire du vingtième siècle l'a illustré : de la société qui a " absolutisé " l'individu sont nées celles qui ont " absolutisé " l'État.

    La société moderne est en tension permanente entre l'anarchie et la dictature, les deux extrêmes de l'individualisme et de l'étatisme.

    L'individualisme et l'étatisme forment un cercle vicieux. Plus l'homme est individualiste, plus il demande à la collectivité de le prendre en charge. Pour contenir tous les égoïsmes qui s'opposent, le droit, la bureaucratie et la fiscalité prennent de plus en plus d'importance. Inversement, plus la société devient étatisée, plus elle rend les individus dépendants et irresponsables (de leurs santé, de leur avenir, etc. ) et favorise une mentalité d'assisté et de resquilleur.

    L'ordre de l'amour

    Le malaise de notre civilisation provient au fond d'un renversement de l'ordre de l'amour : on veut aimer la terre entière, embrasser toute la misère du monde (dont les images télévisées sont quotidiennement déversées dans les foyers), mais on ne sait plus aimer sa famille, sa femme, ses enfants, ses voisins, ses parents âgés.

    C'est un fait incontournable de la nature humaine que l'amour et la solidarité sociale commencent dans la famille. L'amour universel n'est qu'un vain mot pour celui qui n'a pas appris à aimer autrui dans sa famille. Dans une société qui n'est plus fondée sur la famille, les individus et la société se trouvent de plus en plus en situation d'hostilité. Car la famille est l'intermédiaire irremplaçable entre les deux. Elle est le milieu naturel de socialisation des individus. L'enfant apprend à aimer la société à travers les êtres sociaux que sont son père et sa mère, ses frères et soeurs, ses grands-parents, etc. C'est pourquoi une politique nataliste qui ne soit pas d'abord " nuptialiste " (par la valorisation culturelle et sociale du mariage) est une grave erreur.

    À ce titre, le mariage possède une vocation sociale irremplaçable. Traditionnellement, les noces d'un homme et d'une femme ne célèbrent pas seulement la formation d'une nouvelle famille, mais l'union de deux lignées. Le mariage tisse des liens de sang qui constituent la fibre même d'un tissu social sain. D'ailleurs, c'est un fait sociologique bien démontré que les civilisations à tendance exogame (encourageant les mariages distants) sont plus prospères et dynamiques que les civilisations à tendance endogame (encourageant les mariages proches), qui entretiennent un esprit tribal.

    La famille est l'intermédiaire irremplaçable entre la personne et la société, le milieu naturel de socialisation des individus.

    EN GUISE DE CONCLUSION

    Il ne serait pas raisonnable d'affirmer que la désintégration récente de la famille traditionnelle est responsable de tous les maux. En fait, en Occident comme ailleurs, la famille a toujours souffert d'insuffisances et de tares, parfois gravement pathogènes et socialement nuisibles. Certains penseurs ont eu raison de souligner que " l'esprit de famille " est parfois à l'origine de guerres, par le fait que les ressentiments historiques et l'aspiration à la vengeance sont transmis de génération en génération, au même titre que d'autres traditions ; les massacres en ex-Jougoslavie ou au Rwanda ont une fois de plus illustré cela. La psychologie moderne a également bien fait de souligner que la famille peut devenir un lieu de souffrance, où se transmettent les déséquilibres psychiques. Mais faut-il pour autant se débarrasser de la famille ? Non. Au contraire, la famille est la seule solution aux problèmes qu'elle crée. Rendre la famille meilleure, pour la personne et pour la communauté humaines, telle est la tâche urgente que nous devons accomplir, tous ensemble.

    Notre propos n'est donc ni nostalgique ni étroitement conservateur. Nous pensons simplement que, quel que soit les problèmes sociaux auxquels on s'intéresse, on ne peut espérer de solution que sur la base d'une amélioration des traditions familiales. Si nous avons insisté, dans cette brochure, sur les causes idéologiques, culturelles et politiques de la crise actuelle de la famille, c'est pour souligner que l'évolution récente va dans le sens inverse de l'amélioration, et pour proposer une direction plus saine.

    Sur la base d'une vision " familialiste " qu'elle devra préciser, la Fédération des Familles pour la Paix Mondiale s'efforcera d'oeuvrer vers une société épanouissante, avec la conviction que la famille, lorsqu'elle accomplit tout son potentiel, constitue la seule fondation durable pour la paix et la prospérité des nations et du monde.


    Notes

    1. Le Point, 8 février 1988, p. 72.
    2. Évelyne Sullerot, Quels pères ? Quels fils ?, Fayard, 1992, p. 231.
    3. Louis Roussel, La famille incertaine, Odile Jacob, 1989, p. 114.
    4. Sullerot, op. cit.
    5. Christian Jelen, La famille, secret de l'intégration. Enquête sur la France immigrée, Robert Laffont, 1993.
    6.  Tony Anatrella, Non à la société dépressive, Flammarion, 1994.
    7. Judith A. Reisman, Edward W. Eichel, Kinsey, Sex and Fraud, Huntington, Lafayette, 1990.
    8. Marc Kirsch, dans Fondements naturels de l'éthique (sous la direction de Jean-Pierre Changeux), Odile Jacob, 1994.
    9. Cité dans L'Événement du Jeudi, 20-26 juin 1996, p. 73.
    10. La tentative récente de Luc Ferry, dans L'homme-Dieu ou le Sens de la vie (Grasset, 1996), de fonder un " humanisme transcendantal " en reconnaissant l'apport des religions se situe toujours dans la même perspective.
    11. Discours prononcé le 21 novembre 1981, devant le congrès annuel de l'UNAF (Union nationale des associations familiales).
    12. Le Monde, 30 juin 1994.
    13. Pierre Simon, De la vie avant toute chose, Mazarine, 1990, p. 255.
    14. Herbert Marcuse, Eros et Civilisation, Boston, Beacon Press, 1955, pp. 236-37.
    15. Nouvel Observateur, 15-21 août 1991.
    16. Cette formule est de Jean-Marie Meyer.
    17. Tony Anatrella, " Les effets psychologiques du divorce ", Le divorce est-il une fatalité ?, édité par Jacques Bichot, p. 27.
    18. Ce principe élémentaire marque les limites de la rhétorique rassurante, visant à fonder le " bon divorce " sur l'idée que le " couple parental " puisse survivre intact à la rupture du " couple conjugal ".
    19. Scott Peck, Le chemin le moins fréquenté, Robert Laffont, 1987, J'ai lu, 1990.
    20. Irène Théry, Le démariage. Justice et vie privée, Odile Jacob, 1993.
    21. Le Monde, 20 mai 1995.
    22. Cf à ce sujet, Philippe Bénéton, Le fléau du bien. Essai sur les politiques sociales occidentales (1960-1980), Robert Laffont, 1983.
    23. Cf Alain Peyrefitte, La société de confiance, Odile Jacob, 1995.